Les crises se suivent et viennent remettre en cause les certitudes sur lesquelles nous avons bâti nos modes de vie. La crise bancaire, l’austérité ou la finitude des ressources énergétiques par exemple ébranlent souvent notre confiance en l’avenir et incitent à rechercher un nouveau modèle de société. Et alors me direz-vous, que vient faire l’abeille noire dans ce bouillonnement d’idées ?
Une nouvelle société
Il suffit de regarder un peu autour de soi pour s’apercevoir qu’aujourd’hui sans doute plus qu’hier, nous sommes en pleine recherche face à un modèle de société qui montre ses limites.
Que l’on adhère ou non à ces idées ou à ces initiatives, un certain nombre d’entre nous tentent de trouver une autre organisation de la société, une société plus respectueuse de l’individu et de l’environnement, plus solidaire, en un mot plus humaine ! Les concepts de développement durable, de décroissance, de monnaies alternatives, de relocalisation de l’économie, ou encore de frugalité volontaire font maintenant partie de notre quotidien ou presque. Ces idées nouvelles sont portées par les créatifs culturels, une sous-culture de notre société absente il y a encore 30 ans et dont l’importance croît de plus en plus au point de représenter un véritable espoir au moment de négocier la transition de notre société post-industrielle vers une société durable.
La manière dont nous pratiquons l’apiculture n’est qu’une des nombreuses facettes de cette société en mutation. Dans ce contexte, l’apiculteur pose un acte important en choisissant la race d’abeilles qu’il élève, car ce choix est en rapport avec le modèle agricole, et donc le modèle de société dans lequel il inscrit son activité.
Le modèle agricole actuel utilise bien trop d’intrants, est gaspilleur de ressources et nous conduit droit dans le mur; choisir l’abeille noire revient à s’opposer à certaines pratiques actuelles.
Un choix pas si anodin…
Choisir une abeille c’est faire un choix économique et se placer dans un système de production précis avec le matériel, la technique et les ressources nécessaires. Ce sont ces modalités d’exploitation qui cristallisent les différences entre éleveurs de races différentes. Choisir une race d’abeilles pour son activité apicole n’est donc pas aussi anodin que l’on pourrait le penser !
Par exemple, un marchand de matériel apicole me demandait ce que j’utilisais comme candi au printemps. Quelle drôle de question ! Avec une abeille rustique, on se passe de ce type d‘élevage assisté. Sauf exception, l’abeille noire n’a pas besoin de candi au printemps pour survivre.
Par contre, choisir une abeille comme la Buckfast, déconnectée de son environnement, qui se développe sans limites, qui est capable de produire du couvain même au coeur de l’hiver, c’est choisir de pratiquer un élevage assisté dévoreur de ressources. L’exemple du nourrissement est révélateur. Les nourrissements importants d’après miellée, de fin d’été et de printemps requis par cette abeille impliquent de nombreux déplacements dans les ruchers, mais aussi le recours massif aux nourritures pour abeilles produites le plus souvent avec des céréales ou des betteraves issues de l’agriculture intensive chimique et utilisant donc beaucoup d’engrais ou de pesticides. Par rapport à l’abeille noire, la gourmandise de l’abeille Buckfast implique donc une utilisation accrue d’engrais destructeurs de la biodiversité et de pesticides néonicotinoïdes que nous accusons à juste titre de tuer nos abeilles… !
Les disparitions massives liées aux effets pervers et insoupçonnés de ces nouvelles familles d’insecticides laissent souvent les apiculteurs démunis et le commerce international leur propose parfois des solutions bancales. On peut par exemple se procurer des abeilles étrangères qui ont voyagé depuis la Sicile ou l’Espagne et qui sont susceptibles de nous amener aussi quelques passagers clandestins (virus…) dont nous pourrions regretter l’arrivée. Il y a aussi possibilité de méprise sur la marchandise comme avec l’achat d’abeilles noires de Catalogne. Cette abeille noire espagnole n’est pas identique à l’abeille noire de chez nous ; il s’agit d’Apis mellifera iberiensis et non d’Apis mellifera mellifera ! C’est un achat à éviter lorsqu’on veut vraiment protéger notre abeille noire locale.
Faire venir des abeilles de l’autre bout du monde n’a pas de sens, que ce soit pour des reines ou pour des colonies. Nous nous employons à développer une offre locale d’abeilles noires afin d’éviter le recours à ces pratiques peu recommandables.
Ce manque d’abeilles ne devrait pas être l’occasion de multiplier chez nous les abeilles de race étrangère. Même dans les autres secteurs de l’élevage, la tendance est au retour vers des animaux plus rustiques. Le blanc-bleu belge, par exemple, n’est plus « vénéré » comme il l’était il y a quelques années seulement !
Choisir l’abeille noire, c’est donc choisir une apiculture frugale en intrants et qui aura un impact global aussi réduit que possible sur l’environnement. Comme les agriculteurs « bio », les apiculteurs qui utilisent l’abeille noire sont de véritables témoins ; ils indiquent les pistes à suivre pour une apiculture plus durable.
Un choix porteur de sens
Dans le redéploiement actuel de l’apiculture et notamment, avec le grand nombre de jeunes et de nouveaux apiculteurs dans les ruchers-écoles, on observe bien ces nouvelles idées qui témoignent d’un changement de paradigme important dans notre société. Notre vision du monde est en train de changer et une partie de plus en plus importante de ces futurs apiculteurs abordent ce nouveau hobby avec la ferme intention de faire quelque chose d’utile pour la nature; de ce fait, ils choisissent l’abeille noire.
Ces jeunes apiculteurs n’ont peut-être pas perçu tous les enjeux liés au choix de la race, mais ils sentent instinctivement que le choix de la race locale s’impose si on veut « bien faire les choses ».
Ces débutants comprennent immédiatement qu’élever l’abeille de chez nous, c’est prendre une part active à sa conservation et donc empêcher sa disparition. Il s’agit ici de conserver les caractéristiques d’une race adaptée à son milieu et qui s’y développe de manière rustique. Cette manière de faire revient finalement à participer de manière active à la conservation de la biodiversité et donc s’inscrit parfaitement dans la perspective d’un développement durable. C’est la seule manière de pratiquer l’apiculture en harmonie avec la nature, de retisser des liens profonds et sincères avec la nature.
Dans une période de grande incertitude et même si nous en sommes peu conscients, cette nouvelle approche est aussi importante sur le plan culturel et social, car elle contribue à développer en nous un sentiment d’appartenance et à nous ancrer plus solidement au sein de notre terroir. Choisir la race locale devient ainsi un facteur d’identification à une région, à sa culture, à son histoire. C’est une invitation à redécouvrir nos racines et la valeur du patrimoine local.
Le choix de la race indigène amène aussi à proposer une production de miel 100 % locale, c’est-à-dire produite localement et avec la race locale… ! Ces produits porteurs de sens donnent aux producteurs l’occasion de tester de nouveaux circuits de distribution et de créer de nouveaux réseaux, une manière de retisser le lien entre les gens dans une société où l’individu est de plus en plus isolé.
L’apiculture avec l’abeille indigène donne tout son sens à l’apiculture d’amateurs que nous pratiquons, dans le sens étymologique du mot, à savoir de celui qui aime. Pour ces nouveaux apiculteurs, la production de miel devient un élément secondaire. Ils pratiquent l’apiculture plus parce qu’ils aiment l’abeille et la nature que pour le rendement en miel. Il s’agit de donner à l’abeille le meilleur de ce que l’on a, de lui laisser une grande partie de son miel pour l’hiver plutôt que du sucre…
Aujourd’hui, des lignées d’abeilles noires de qualité sont disponibles (notamment par l’intermédiaire de l’ASBL Mellifica). Le recours a d’autres races sélectionnées, comme l’abeille Buckfast, très en vogue chez nous, perd ainsi toute justification. De toute manière, il lui manquera toujours l’essentiel aux yeux de beaucoup d’entre nous, à savoir être tout à la fois le témoin de notre passé et un partenaire en phase avec nos aspirations profondes pour créer la société de demain. Nous n’élevons donc pas l’abeille noire parce qu’elle est la meilleure race, mais tout simplement parce que c’est notre manière de contribuer à la conservation de la biodiversité et à la construction de la société de demain. En un mot, l’abeille indigène est la seule à offrir un véritable futur !
Hubert Guerriat
Rédaction terminée en avril 2013