Le poids de l’histoire
Une grande diversité biologique
L’abeille noire (Apis mellifera mellifera), indigène chez nous, occupe une aire de répartition très vaste. Elle y rencontre des conditions écologiques extrêmement diverses. Sous l’effet de la sélection naturelle, l’abeille noire s’est adaptée à ces conditions écologiques variées, d’où l’apparition d’une diversité biologique (ou biodiversité) très importante. Cette diversité est donc le résultat d’une longue évolution (environ 200000 ans). Ce travail irremplaçable réalisé par la nature a ainsi produit des populations rustiques et bien adaptées à leur milieu, caractéristiques utiles à l’apiculture aujourd’hui, mais aussi très certainement dans le futur.
Érosion génétique
La biodiversité de l’abeille a été préservée jusqu’au moment où l’homme a commencé à pratiquer l’apiculture, et donc à domestiquer l’abeille. La domestication est restée très sommaire jusqu’à la moitié du XIXe siècle, avant l’invention des ruches modernes. Cependant, l’élevage des abeilles dans des ruches fixes implique tout de même l’utilisation de techniques d’élevage rudimentaires. Ces techniques entraînent automatiquement une certaine pression de sélection sur la population d’abeilles, et donc une diminution de la diversité biologique; le mécanisme de l’érosion génétique est donc enclenché et il va s’amplifier !…
Examinons d’abord comment l’apiculture traditionnelle ou fixiste pratiquée au siècle dernier a pu influencer la biodiversité et produire une abeille qui aujourd’hui encore a tendance à porter les traces de ces temps révolus.
Asphyxie des colonies
On asphyxiait jadis les colonies pour récolter le miel; les cloches les plus lourdes qui donneraient beaucoup de miel et les plus légères qui, faute de provisions suffisantes, mourraient durant l’hiver étaient sacrifiées. Pour maintenir un cheptel constant dans les ruchers, les colonies devaient donner de nombreux essaims chaque année. Inconsciemment, les apiculteurs de l’époque ont donc favorisé les souches avec un taux d’essaimage élevé. Cette sélection s’est poursuivie pendant des siècles; elle a diminué la variabilité génétique de l’abeille en contribuant à la régression des souches moins essaimeuses.
La « chasse »
D’un autre côté, certains comportements considérés aujourd’hui comme des défauts ont été favorisés par les apiculteurs pendant de nombreuses années. Ainsi, on reproche à l’abeille noire son agitation sur les cadres. Ce caractère a été sélectionné par une technique ancienne encore en vigueur dans le sud de la Belgique vers 1940, la chasse d’abeilles. Le transvasement d’une cloche en vue de la récolte était effectué par tapotement : cela consistait à faire monter les abeilles d’une cloche pleine, renversée, dans une cloche vide placée au-dessus de la première en la tapotant régulièrement à l’aide de deux bâtons. A cette époque, les abeilles très nerveuses qui quittaient facilement leurs cadres ont été favorisées. Cette caractéristique est encore bien présente chez l’abeille noire peu sélectionnée d’aujourd’hui.
Conception erronée
La conception erronée encore en vigueur aujourd’hui, selon laquelle les colonies agressives sont de meilleures productrices a aussi contribué à la détérioration des qualités de l’abeille noire. Les colonies agressives sont souvent des colonies croisées; de temps à autres, elles se distinguent par leur productivité, mais il est évident que l’on trouve aussi des colonies non croisées, douces et très productives. Malheureusement, le maintien de ces colonies croisées dans les ruchers a amplifié le processus d’érosion génétique.
Des dégâts irrémédiables…
Avec les ruches modernes, des techniques d’élevage plus sophistiquées apparaissent. Parmi ces techniques, une seule d’entre elles retiendra notre attention car elle fut la plus destructrice de toutes; il s’agit de l’importation d’abeilles étrangères, appartenant donc à une autre race qu’à l’abeille noire. Elle a pour conséquence immédiate l’apparition de colonies croisées et un métissage généralisé, les colonies croisées se reproduisant à leur tour avec des colonies indigènes, etc.
Les dégâts sont irrémédiables. Il a fallu assister, impuissant, à la régression et à la fragmentation de l’aire de distribution de l’abeille indigène au profit des abeilles croisées. Dans plusieurs régions, l’abeille noire a quasi disparu. Ailleurs, le pool génétique de l’abeille indigène correspond bien à celui de l’abeille noire, mais on y trouve le plus souvent des traces de croisement (introgression génétique). L’érosion génétique a atteint des proportions jamais égalées jusqu’ici.
Situation récente
En matière de races, la situation en Belgique est extrêmement confuse. Chacun élève la race qu’il souhaite. On se trouve dans une zone où cohabitent des colonies de races étrangères et leurs croisements, à côté d’un grand nombre de colonies d’abeilles locales plus ou moins croisées où domine très souvent le type génétique de l’abeille noire indigène.
Une enquête (« audit de l’apiculture ») réalisée en 1994 (il n’y a malheureusement pas de données plus récentes) dans toute la Région wallonne et à Bruxelles donne une image de la situation en matière de races d’abeilles (figure ci-dessous). On constate que l’abeille locale est la mieux représentée; les apiculteurs parlent d’abeille locale lorsqu’ils élèvent une abeille dont ils ne maîtrisent pas la race. Il s’agit d’une abeille noire plus ou moins croisée selon les régions.
Dans ces conditions, l’abeille noire représente bien l’essentiel du pool génétique wallon. La buckfast est la race « non noire » qui aujourd’hui connaît le plus de succès; en 1994, elle est élevée par près d’un apiculteur sur cinq. Les autres races ont une représentation assez marginale et localisée.
Depuis cette enquête, le paysage apicole a beaucoup évolué en Belgique. C’est l’abeille buckfast qui a bénéficié du professionnalisme plus développé des apiculteurs wallons et bruxellois parce qu’il s’agit d’une race déjà sélectionnée. Dans le même temps, l’ASBL Mellifica voyait le jour afin de valoriser l’abeille noire auprès des apiculteurs – ils sont nombreux – attachés à l’abeille locale et au patrimoine régional. Pour eux, il est plus important de travailler en harmonie avec la nature, avec une abeille de leur région, rustique et économe, plutôt que de produire un peu plus de miel.
Certaines régions ont été relativement préservées des croisements et le cheptel y a été moins dégradé. C’est le cas de la province de Hainaut, et notamment de la botte du Hainaut, mais plus généralement du sud de l’Entre-Sambre-et-Meuse. C’est dans cette région qu’est implantée l’école d’apiculture du sud-Hainaut et l’ASBL Mellifica.
Garnery, généticien des populations au CNRS (Gif-sur-Yvette, France) s’est intéressé à la population du sud-Hainaut. Ses résultats sont présentés sur la carte ci-dessous.
Les données de la carte indiquent le résultat d’une analyse de l’ADN mitochondrial. Cela donne des informations sur la lignée maternelle. Les cercles bleus indiquent que la colonie a toujours eu des ascendants de race noire. Par contre, les étoiles montrent une colonie qui, un jour, a eu pour ascendant une reine « non noire ». Ainsi, le taux d’introgression (taux de pénétration des races « non noires ») s’élève à environ 14 %. Ces résultats sont tout à fait surprenants et encourageants. En effet, après quelques décennies seulement, on ne trouve pratiquement plus trace des reines italiennes introduites dans les colonies de la région. L’abeille noire finit par reprendre le dessus. Les abeilles étrangères ne peuvent survivre qu’avec l’appui massif des apiculteurs. D’autres situations similaires et aussi spectaculaires ont été mises en évidence, par exemple au Maroc.
D’autres résultats scientifiques (ADN nucléaire) indiquent que la situation actuelle se présente de manière encore plus favorable que ne le laisse entrevoir cette carte qui repose uniquement sur les études d’ADN mitochondrial.